Dans les années 1880 paraissait chaque mercredi un journal intitulé « Le Messager ». Son existence fut courte, de l’ordre de quelques années. Mais nous y avons trouvé un article très intéressant décrivant dans le détail la manière dont l’activité des glacières débuta à la fin de 1879.

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Vers la fin de l’été dernier la curiosité des paisibles habitants du Pont était subitement éveillée par la mise au concours d’un devis considérable de bois de construction comprenant entre autres la fourniture presque immédiate de près de 13’000 mètres courants de bois de charpente avec les planches, lambris, tavillons, etc., le tout en conséquence des charpentes  : certes il y avait de quoi faire réfléchir les marchands de bois, aussi est-il bien permis de croire que plus d’un de ces honorables industriels a eu au moins un cauchemar à son premier sommeil !

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La construction du premier bâtiment des Glacières

On apprit bientôt après qu’une association genevoise allait ériger un vaste bâtiment pour l’exploitation de la glace. Les plans de l’entreprise devaient être alors d’ores et déjà terminés et la caisse surtout très bien garnie. Car, ainsi qu’en pleine Amérique, au 1er janvier de cette année, soit en deux mois et demi à peine, une glacière colossale s’élevait au bord du lac Brenet, à quelques cents mètres au N.E. de l’Hôtel de la Truite, et depuis le milieu du mois passé, l’emmagasinage de la glace a commencé.

Dès le début des premiers travaux jusqu’à aujourd’hui, le chantier de la glacière est honoré de la visite d’un nombreux public venant des différentes localités de la Vallée de Joux, ainsi que des districts voisins. Messieurs les instituteurs, notamment, saisissent cette occasion, assez rare en saison morte, pour faire une promenade avec leurs classes et réunissent ainsi l’utile à l’agréable. Le temps d’ailleurs – est-il besoin de le dire – a été constamment sec et le soleil toujours radieux.

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Pour les personnes qui n’ont pas le loisir de prendre part au pèlerinage au bord du lac Brenet, quelques mots sur cet intéressant établissement pourront les intéresser.

Comme nous l’avons dit plus haut, la glacière est construite au bord du lac Brenet à peu près vis-à-vis du pittoresque moulin de Bon-Port. Le terrain choisi pour l’emplacement était en pente, et il fallut le niveler au préalable, la plus forte tranchée est de cinq mètres de profondeur  ; cette disposition heureuse de l’emplacement a permis l’établissement d’un pont du côté oriental du bâtiment pour ménager une seconde entrée exactement comme celle des granges-hautes (grange à pont ou granges à l’allemande).

Le bâtiment mesure 50 mètres de façade sur 26 mètres de profondeur avec un avant-corps de 6 mètres de largeur tout le long du front du côté du lac pour l’installation des bureaux et autres dépendances notamment de la tour et du manège qui permettront d’élever la glace jusqu’au faîte  ; la hauteur moyenne de l’édifice est de 11 mètres  ; c’est donc un volume de plus de 14’000 mètres cubes qu’il renferme. Afin de mieux conserver la glace, on l’a construit à doubles parois. Il n’a pas fallu moins de 3000 sacs de sciure pour les garnir. Les nombreuses scieries de la contrée, prises à l’improviste, n’auraient pas pu fournir cette quantité à vue, aussi a-t-on dû s’adresser dans les cantons voisins, à Fribourg et jusque dans le Valais.

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Scieurs de glace

L’exploitation de la glace a lieu au moyen de scies droites à grosses dents éloignées de 3 centimètres les unes des autres, l’une des extrémités de cette scie est munie d’une douille par où passe un court levier transversal qui permet à deux hommes de la faire manœuvrer, l’autre extrémité porte un poids en fer soudé de 10 kilos en forme de poisson qui bat dans l’eau  ; ce contre-poids fait redescendre la scie chaque fois que les ouvriers l’ont élevée. Les zones de glace ainsi sciées ont un mètre de largeur après quoi les ouvriers munis de bâtons ferrés frappent quelques coups sur une ligne perpendiculaire à la ligne de sciage, la glace se brise et les blocs de 70 à 80 cm au carré se détachent et flottent à la surface de l’eau. Pour les pêcher, on introduit sous chacun d’eux le bas d’une légère échelle munie de crochets recourbés, un ouvrier avec une grande perche à crochet le maintient sur l’échelle et 7 à 8 camarades la retirent à eux.

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Le sciage de la glace et le guidage des blocs à l'aide de gaffes

Le transport à la glacière se fait sur des luges traînées par des mulets  ; pour charger et décharger les luges, on glisse les blocs de glace sur des plans inclinés formés par des brancards reposant sur des chevalets mobiles.
Cette année la glace mesure de 60 à 70 centimètres d’épaisseur, elle est claire et transparente comme le cristal. La charge d’une luge comprend ordinairement 2 blocs cubant ensemble un mètre et comme le mètre cube de glace pèse 950 kilos, chaque bloc est d’environ 425 kilos  ; on comprend dès lors l’importance qu’il y a pour exploiter la glace à ne pas la soulever, mais à la faire glisser, circonstance qui permet une économie considérable de temps et de force.

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On glisse les blocs de glace à l'intérieur des Glacières

D’après la carte du canton de Vaud, la superficie du lac Brenet est d’un million de mètres carrés, et le volume de glace qui s’est formé à surface pendant l’hiver de 1879 à 80 est de 600’000 mètres cubes; le rapport entre ce volume et celui du vide de la glacière est égal à 43. Le lac de Joux est lui-même 81/2 plus grand que le petit lac et la glace qui le recouvre tout aussi forte que sur le lac Brenet  ; entre les deux ils pourraient ainsi fournir la glace nécessaire pour remplir plus de 400 fois la glacière.

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Ouvriers des Glacières posant l'Hôtel de la Truite

Rien de plus animé et de plus pittoresque que le mouvement d’une centaine d’ouvriers occupés à scier, à pêcher ces gros quartiers de glace qui, au soleil, reflètent les couleurs de l’arc-en-ciel, à les charger sur de légers traîneaux de forme et de grandeur diverses, qu’une vingtaine de mulets voiturent continuellement excités de la voix et du geste par les muletiers échelonnés de loin en loin.

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Le transport de la glace par chars à chevaux,
avant la construction de la ligne ferroviaire

L’immortel peintre des Alpes, H.B. de Saussure, qui visita la Vallée de Joux en 1779, et qui a si bien décrit les lacs, les entonnoirs et le jeu de leurs eaux « claires et azurées » était loin de se douter qu’un siècle plus tard, à peu près jour pour jour, des enfants de Genève viendraient y fonder un établissement important pour en recueillir une partie sous sa forme solide, et la répandre ensuite en abondance dans les pays voisins.

L’importance de l’exploitation de la glace au point de vue philanthropique, omme au point de vue de l’avantage qui peut en résulter pour notre Vallée mérite toutes nos sympathies, aussi nos vœux les plus sincères sont-ils pour une réussite pleine et entière d’une entreprise aussi bien commencée.

P. du journal "Le Messager"